Je peins pour Dieu
par J.Richard SASSANDRA
Le comité de rédaction m’a « imposé », fraternellement, ce titre. Je l’ai accepté. Ces quatre mots, pris dans le sens inverse de leur énonciation, nous guideront donc, et nous serviront à passer le gué. Nous verrons ensuite s’il manque à notre réflexion quelques éléments utiles pour ceux qui s’adonnent à la peinture, et pour l’Eglise qui les associe de plus en plus souvent à la proclamation de l’Evangile.
Dieu :
« Et Dieu dans tout ça ? » disait Jacques Chancel pour clore ses interviews. La question est-elle pertinente quand il s’agit de peinture ?
Pendant des siècles, la Bible a nourri la peinture : art paléo-chrétien, fresques romanes et manuscrits enluminés du Moyen-Âge, peinture d’Histoire de la Renaissance, et cela jusqu’au XIXe siècle largement, plus singulièrement dans le XXe siècle1 . Certes, à cette peinture, et bien sensiblement depuis la Renaissance, se mêlent des accents indignes de Dieu. Mais, justement, n’est-ce pas ici que le bât blesse ?
Est-il convenable d’associer Dieu à la peinture ? Ne charrie-t-elle pas trop d’eaux troubles, et ne brasse-t-elle pas, inévitablement, cette lie qui repose au fond de l’âme humaine ? Je crois fermement qu’il faut répondre « Non ! », et prendre pour point de départ la parole de l’apôtre Paul : « … quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. » (1 Co 10.31). C’est le désir qui doit animer le peintre chrétien. Introduire le mot « DIEU » dans la peinture c’est jeter le pavé dans la mare, et voir cette onde de choc se propager jusqu’aux rivages incertains de l’incrédulité. Cela est de première importance pour nos contemporains en ce siècle post-chrétien. Assurément, si la gloire de Dieu est notre visée notre ouvrage en sera marqué.
Pour :
Cette préposition vise le désir : « Je ferai tout POUR TOI » dit l’amoureux à celle qu’il aime. De l’abondance de son coeur le peintre nourrira son oeuvre, et c’est elle qui lui fera trouver et choisir les moyens de son accomplissement selon la parole magnifique du Psaume 45.2 et 47.8 : « Mon coeur bouillonne de belles paroles. Je dis : mes oeuvres sont pour le Roi. Que ma langue soit donc semblable à la plume d’un écrivain habile. » Nous soulignons les mots-clés. Notons qu’il convient de le dire à Dieu, et aux autres aussi.
Cette dédicace est décisive. Nous avons besoin de savoir ce que nous faisons, pour qui nous le faisons. Nous avons besoin de savoir, et de faire savoir ce que nous voulons. Ce verset est une bonne devise – je l’ai adoptée – mais ce n’est pas un talisman qui me préserverait du malpeindre. Cependant elle a des conséquences certaines sur ma manière de peindre. Nous le verrons au point suivant.
Notons que le mot « POUR » annonce que l’oeuvre est d’abord, en son essence, oblative : offrande faite au Roi. Nous soulignons : c’est-à-dire digne du Roi. Nous savons cependant tous qu’aucune de nos oeuvres, pour belles qu’elles puissent paraître, n’est digne de Dieu. Seule sa grâce les lui fait accepter. Peintre ou pas, nous savons ne pas pouvoir faire ce que nous voudrions ; au moins devons-nous faire tout ce que nous pouvons. Sur ce point nous sommes trop souvent fautifs, nous laissant aller aux facilités que le monde prône. Parce qu’elle est offerte à Dieu, notre oeuvre doit viser l’excellence. Ni fausse modestie, ni orgueil : « Qu’as-tu donc que tu n’aies reçu ? Et si tu l’as reçu pourquoi te glorifier comme si ce n’était pas le cas ? » (1 Co 4.7).
Ainsi le mot « Dieu » retentit en nous pour orienter notre coeur et ses désirs, et nous le verrons maintenant en détail, pour fertiliser notre « manière ». La manière, qui désigne le style d’un peintre, c’est justement ce qui dépend de la main, instrument, par excellence, de la mise en forme.
Peins :
En quoi consiste l’acte de peindre ? Certainement pas à couvrir de blanc quelque mur, ou carré de toile comme Kazimir Malévitch2 , inventeur égaré du suprématisme, ou Yves Klein3 adepte des fonds monochromes réputés cosmiques l’ont prétendu. Tenons-nous en plutôt à la définition forte et sobre que le professeur Henri Blocher donne de l’art : « l’art, un faire et un dire ». L’art conjoint les deux parce qu’il met en formes, rendant visible, par le truchement du corps – les mains en peinture – ce qui ne se voit pas, selon le mot de Paul Klee4 : « la peinture rend visible ».
Il est alors très frappant de constater que c’est là, au coeur de ce qui constitue la peinture, que Marcel Duchamp5 , et les Dadaïstes6 à sa suite ont frappé, et frappent encore, puisque l’art dit « contemporain » vit toujours de cette rente désastreuse qui retourne le savoir-faire en faire-savoir selon le mot de Christine Sourgins7 . En dissociant le faire du dire au profit exclusif de ce dernier, on a ainsi ouvert la porte à cette logomachie absconse qui stérilise l’art et ceux qui auraient pu le pratiquer. Nous ne sommes pas Dieu. Il ne suffit pas de nommer une chose pour qu’elle soit.
N’en déplaise à Duchamp, notre verbe n’est pas créateur comme celui de Dieu. L’homme, lui, doit joindre le geste à la parole, mettre la main à l’ouvrage, ne pas se dérober aux exigences du faire, ni aux résistances de la matière. Pour nous, comme pour tous les peintres sensés depuis l’âge des cavernes, peindre c’est mettre en formes, c’est-à-dire les inventer. Nous rappelons que ce mot vient du latin « invenire » trouver. Car nous ne faisons guère plus, mais c’est déjà beaucoup puisque c’est à cela que Dieu nous appelle. Voyez-le se pencher sur l’épaule d’Adam « pour voir comment il nommerait tous les animaux » (Gn 2.19).
Attention, peintre ! Dieu se penche sur ton épaule… mais c’est TON PERE ! Dire que l’on peint pour Dieu suscite un certain nombre de questions, entraîne des conséquences.
1° Le peintre chrétien doit-il s’en tenir aux sujets bibliques, ou les préférer aux autres ? Non, pas nécessairement. Si « toute la terre appartient au Seigneur » comme il le dit lui-même à Job (Job 41.3), le sujet de nos peintures est indifférent : « Bottes d’asperges » d’E. Manet, « Souliers » de V.Gogh, « Raie » de J.B.S.Chardin, ou « Disciples d’Emmaüs » de Rembrandt, « Polyptyque »» de Grünewald, rétable de « l’Agneau Mystique » de Van Eyck, … Dieu les agrée. Il n’y a pas ici en opposition le sacré et le profane mais, lorsque le sujet est biblique, le renvoi à la Sainte Ecriture et l’espoir que, peut-être, on la lira. Nous est interdite seulement la participation délibérée au mal : pornographie, sadisme, poubellisme, apologie de la déchéance, etc. … Par contre, la peinture dite d’Histoire, placée par les Classiques au premier rang des divers genres de peinture et dont relèvent les tableaux qui s’inspirent de la Bible, en raison de ses hautes exigences, mobilisera vigoureusement les capacités du peintre et lui fera désirer maîtriser son métier. En effet, il n’est pas de liberté sans maîtrise des moyens. La spontanéité n’est pas le métier. C’est un principe valable pour tous les arts.
2° Seconde conséquence de la référence à Dieu, c’est-à-dire, puisque nous parlons peinture, à son oeuvre visible de création, c’est la notion de modèle, notion hélas refusée par tous les mouvements d’avant-garde, et ce au grand détriment de l’art et des futurs artistes. En effet, pour l’homme, comment apprendre sans d’abord imiter ? C’est ensuite et ensuite seulement que l’on pourra produire des formes dites « originales », c’est-à-dire à notre manière. Nous y reviendrons.
3° Non seulement modèles, à l’infini, mais encore méthode. Celle de Dieu, en son oeuvre magnifique, nous semble souvent faire des variations sur un thème donné : l’arbre, la feuille, les cactées, les vertébrés, l’hélice des coquillages, … et des yeux de pommes de terre, la roue et ses rayons, comme on le voit dans beaucoup de fleurs, etc. … à l’infini, du macroscopique au microscopique. Il suffit d’ouvrir les yeux et de se laisser émerveiller, ce qui est le premier temps de l’adoration.
4°. Non seulement méthode mais principe : harmonie – symphonie. Jamais la forme n’est seule, même quand elle fait contraste – droite et courbe – ce n’est jamais contre l’autre élément mais avec, pour ensemble tendre vers plus de beauté comme les couleurs chaudes s’associent aux froides. Belle leçon pour l’Eglise !
5° J’avance donc, fermement, que s’il néglige le dessin, tous les desseins du peintre avorteront. Le dessin est le creuset de l’art, c’est en lui et par lui que se dévoilent les mécanismes et l’architecture des formes, la structure cachée du monde. Il faut apprendre à dessiner pour pouvoir donner leur singularité aux formes que l’on « crée » et les faire ainsi entrer dans le langage afin qu’elles acquièrent tout leur sens. Jean Dominique Ingres avait bien raison de dire que « le dessin est la probité de l’art ». Seul celui qui le maîtrise peut s’autoriser des libertés quand il voit qu’elles profitent à la beauté. De celle-ci nous n’avons rien dit quoi qu’elle soit, à nos yeux, le sceau de toute oeuvre digne de Dieu, quand même elle serait violemment expressive. Hélas ! le mot tend à disparaître du langage de l’art. C’est à tous ceux qui lèvent les yeux vers le ciel qu’il appartient de le réhabiliter.
Je :
Voici notre dernier point : ce JE exprime l’homme dans la totalité de son être offert à Dieu, plénitude de l’Etre qui veut aussi la nôtre, en son rang ; d’où notre insistance sur la nécessité de travailler les dons que Dieu nous a faits. Nous ne devons pas rechercher notre épanouissement personnel : Dieu s’en soucie bien plus que nous. Il suffit de lui obéir. Ayant fait le choix d’être peintre en toute liberté, nous devons maintenant honorer ce choix devant lui. « Marche devant ma face et sois intègre » dit Dieu à Abraham (Gn17.1). L’Eglise ne peut se substituer à l’artiste dans ses choix, mais elle doit l’accompagner. Dire « JE », c’est engager sa volonté, son coeur, son intelligence, ses mains.
Conclusion :
Juste un mot concernant la communication de l’Evangile par les moyens artistiques. Soulignons tout d’abord le choix délibéré de Dieu de se faire connaître par la parole, Sa Parole, Son Verbe. Il n’a pas choisi des peintres, mais des hommes de la parole, même pour communiquer les visions extraordinaires d’Ezéchiel, de Daniel et de Jean l’Apôtre. Si l’on décide de mêler l’art à l’annonce de l’Evangile, il faut que ce soit en appoint, comme une occasion, un lieu de rencontre.
L’art, quel qu’il soit, ne doit pas tout envahir, il ne doit pas offusquer le message du salut. L’artiste doit se tenir en retrait. Mais, par contre, s’agissant de la peinture, il faut que l’Eglise se prépare à dialoguer, en partant des tableaux, avec le visiteur, ce qui implique que les personnes faisant l’accueil aient elles-mêmes établi un contact personnel avec les oeuvres exposées. Elles n’ont pas à dire la pensée du peintre, mais la leur sur cette peinture là, quoiqu’elles puissent en penser. C’est seulement ainsi qu’un dialogue véritable pourra s’amorcer et – qui sait ? – mener plus loin.
Quant à la question de la censure par l’Eglise, ou de l’auto-censure, je pense que l’artiste doit se soumettre, mais en parlant franchement et paisiblement avec les responsables de la communauté. C’est ainsi que nous progresserons ensemble vers la perfection en Christ. Nous faisons bien de nous préoccuper des rapports de la culture et de la foi. L’évolution de nos sociétés l’exige plus que jamais. Nous faisons bien de nous intéresser à ces questions puisque la Cité Céleste rassemblera des personnes de toutes les langues et de toutes les cultures. Ce sera la Grande fête des arts, POUR DIEU.
J-R.S.
NOTES
1. Nous rappelons « la Passion dite de Dunkerque » qui a rassemblé divers artistes non-chrétiens autour de ce thème qu’ils ont traité avec … enthousiasme ! L’Apocalypse aussi a été très largement traitée au cours du siècle dernier.
2. Kazimir Malévitch (1878-1939). Inventeur du « suprématisme » : aboutissement indépassable (!) de la peinture portée à son point extrême.
3. Yves Klein (1928-1962). Apôtre du plein (une galerie transformée en décharge publique), et du vide (une galerie totalement vide et sensibilisée … par sa présence !) On a payé pour ça !
4. Paul Klee (1879-1940) Peintre suisse ayant enseigné au Bauhaus en Allemagne. Il a exploré de multiples procédés et supports picturaux, et analysé les ressorts fondamentaux du mécanisme des formes à partir de l’observation de la nature. Son oeuvre mérite qu’on s’y arrête, même quand elle déroute.
5. Marcel Duchamp (1887-1968). Artiste français, émigré aux U.S.A. promoteur du ready-made (objet tout fait). A dissocié le faire et le dire au bénéfice exclusif de ce dernier, ouvrant ainsi la porte à l’art conceptuel et à toutes ses divagations. Nous rappelons que Duchamp a d’abord exposé comme ready-made une roue de vélo sur sa fourche sur un tabouret, puis un urinoir signé M. Mutt, à l’Armory Show à New-York en 1913, et bien d’autres choses.
6. Dadaïsme : mouvement iconoclaste et subversif né en 1916. Se pense en rupture. A peu près tout peut être de l’art.
7. « Les mirages de l’art contemporain ». Ed. La Table Ronde.