Le deuxième commandement et l’art1
par François-Jean MARTIN
Dans l’histoire du judaïsme, du christianisme et même indirectement de l’islam, on a refusé, au nom du deuxième commandement, la représentation de tout être vivant et ainsi rejeté de nombreuses formes d’art. Que devons-nous en penser ? Pour cela, il nous faut regarder de plus près, le texte concerné.
Texte : « Tu ne te feras pas d’idole, ni de représentation quelconque de ce qui se trouve en haut dans le ciel, ici-bas sur la terre, ou dans les eaux plus bas que la terre. Tu ne te prosterneras pas devant de telles idoles et tu ne leur rendras pas de culte, car moi, l’Eternel, ton Dieu, je suis un Dieu qui ne tolère aucun rival… » (Ex 20.4-5).
Le commandement
Voilà donc le deuxième commandement. Mais plus exactement c’est le premier commandement qui explicite le grand commandement fondamental, le commandement unique : « Pour toi, il n’existera pas de Dieu hormis moi », et la situation unique dans laquelle ont été placés les Israélites et les Chrétiens, car pour eux les dieux sont morts. Les hommes sont donc des délivrés, délivrés de toutes les craintes religieuses, de tous les asservissements qu’entraîné la divinisation d’une partie de la nature, d’une partie de l’humanité, d’une classe privilégiée dans la cité, ou d’un secteur privilégié dans l’homme.
C’est pourquoi, on peut s’étonner que la première explication de ce commandement révolutionnaire soit d’interdire… les images. On a l’impression de repartir en arrière.
Alors quelle peut être l’actualité d’un tel commandement ? N’a-t-il pas fait son temps ? N’est-il pas périmé, dépassé ? De toute manière on comprend mal qu’il s’agisse là du second commandement ! En fait ce commandement n’interdit pas seulement les statues mais toutes les imitations, toutes les copies de Dieu.
Ce commandement n’interdit pas seulement les dessins religieux ou célestes, mais les copies de tout ce qui de près ou de loin pourrait ressembler à ce qui est aussi sur la Terre ou dans les enfers. Ce commandement, comme tous les autres, est d’abord une délivrance. Car après nous avoir délivrés des dieux, le Décalogue nous libère maintenant des représentations de Dieu. Nous n’avons plus à nous faire une image de Dieu. Nous n’avons plus à nous imaginer Dieu.
L’image formatrice d’esclaves
Cependant, l’homme ne peut pas vivre sans image, et surtout pas sans image de Dieu, même quand il sait que Dieu est invisible. Il lui faut une représentation de Dieu, il faut s’en faire une idée. Il ne peut pas vivre avec un Dieu totalement invisible qui par là-même est un dieu insaisissable, inimaginable, imprévisible. Il lui semble que s’il le représente, Dieu sera toujours là, à portée des yeux et de main, plus disponible, plus prévisible. Visible, imaginé, cerné par les dessins ou la pensée, Dieu passe au service de l’homme. Objectivé, Dieu devient l’esclave, la chose et finalement l’oeuvre de l’homme. Alors l’homme est rassuré, il tient son Dieu, il le met à son service, il l’embrigade.
On comprend dès lors que les images de Dieu ne naissent pas seulement sous le ciseau du sculpteur, sous le pinceau du peintre, mais aussi sous la plume du philosophe ou celle du théologien. Un Dieu merveilleux et parfait, mais dont le seul malheur était d’être l’oeuvre de l’homme, et finalement d’être à l’image de l’homme, imaginé par l’homme.
Et l’homme, auteur, fabricant, maître, dieu de son dieu, en devient aussitôt l’esclave. L’homme se retrouve ficelé, paralysé par le dieu qu’il crée. Alors il s’agenouille, il s’asservit à son oeuvre et il déclare : « Tu es mon dieu, mon roi, je t’appartiens corps et âme. » (Es 44.15-17). C’est de cet abrutissement, de cette aliénation de l’homme devant ses dieux et ses oeuvres, que le Seigneur entend nous affranchir ici. Il ne veut pas que l’homme mette la main sur lui, car lui-même ne veut pas transformer l’homme en pantin, Dieu ne veut pas se faire une image de l’homme. Il ne veut pas plus, devenir la chose de l’homme, qu’il n’accepte que l’homme soit sa chose.
La place de la Parole
L’homme à l’image de Dieu, c’est que l’un et l’autre acceptent que s’établissent un dialogue, une confrontation constante par la Parole. Et l’homme n’a plus à imaginer Dieu. Il a à l’entendre. Comme de son côté Dieu écoute. Nous venons d’entrevoir la grande raison pour laquelle toutes les images de Dieu et toutes les imaginations sur Dieu nous sont désormais interdites. Car nous avons notre image de Dieu, la vraie, qui se dévoilera dans sa plénitude avec Christ2 : c’est l’homme. C’est l’homme partenaire de Dieu.
Il veut aussi que les autres soient pour nous des êtres toujours neufs, jamais figés, jamais fichés, jamais assassinés dans une définition, dans une image ou dans une statue.
Autrement dit, Dieu veut nous laisser vivants, mais il demande en retour à rester pour nous le Dieu vivant, et que nous laissions vivre les autres. C’est pourquoi Dieu a refusé d’être vu et d’être imaginé, c’est pourquoi il n’a voulu, comme il le dit dans Deutéronome, n’être qu’une voix parmi les hommes (Dt 4.12). Son amour, sa liberté et la nôtre, l’ont contraint à n’être que Parole, et un jour « la-Parole-faite-chair ».
Mais il faut aussi remarquer que la parole elle-même n’est pas à l’abri d’un emprisonnement, d’une fixation, d’une image morte, où elle ne fait plus que répéter sans plus jamais créer. Cela eut lieu bien avant que la Parole ne soit enfermée dans des CD ou des DVD. Cela commença, il y a bien longtemps, quand l’homme inventa ce dessin si curieux qui devint l’écriture. Or l’écriture peut aussi bien perpétuer la parole et son caractère vivant, que la transformer en parole défunte et révolue, en image ; cela dépend de celui qui parle comme de celui qui écoute. Et cela vaut pour la « Sainte » Ecriture. Il est possible qu’avec le texte d’aujourd’hui, je me sois contenté de répéter, sans jamais écouter, sans me laisser interpeller, sans me laisser surprendre.
Alors j’ai tué la parole ; j’ai refondu pour le lecteur une image de Dieu et je suis devenu esclave de mon image et de mes idées. Mais il est possible qu’au milieu de mes souvenirs et de mes idées, j’ai laissé la parole m’interroger, me décontenancer, ébranler mes statues, craqueler mes images. S’il en est ainsi j’ai été un auditeur de la Parole, j’ai dit et j’ai écrit la Parole. Bien entendu, c’est une affaire entre Dieu et moi.
Mais le problème vous est posé maintenant. En lisant cela avez-vous tué la Parole pour vous accrocher à vos images ? Ou avez-vous laissé la Parole tuer vos images ?
L’image fige et emprisonne
II faut nous souvenir que les mots : idée, idéal, idéalisme, idéologie, sont apparentés au mot idole. Ainsi ce commandement nous rappelle qu’il n’y a pire esclavage que celui des idées et des systèmes dès qu’ils se transforment en idéologies. Déjà Jésus parlait de ces théologiens idéalistes « qui disent et ne font pas ». Et le plus souvent parce que ce qu’ils disent est impossible à faire. Même par eux !
Pour mieux préciser cela, revenons à l’une des raisons pour lesquelles Dieu nous a interdit les images : parce qu’elles figent dans une attitude et dans une personnalité définitives ceux que nous imaginons. L’image emprisonne l’autre autant qu’elle nous emprisonne. Elle est la mort de toute liberté, de la liberté de l’autre autant que de la nôtre.
Dieu, lui, nous voit toujours de cette manière vivante. Il se refuse à nous cataloguer pour toujours. Il nous croit capables d’intention, de repentance ou de conversion, pour employer le langage biblique, de renouvellement de l’intelligence. Le plus grave dans cette affaire est qu’aussitôt nous adorons l’image que nous nous sommes faite.
Les imaginaires totalitaires
Le drame, cette fois encore, est que souvent l’image a priorité sur la vie. Car les imaginaires sont très souvent totalitaires. Ils ont tendance à faire mourir ce qui existe au profit de ce qui n’existera jamais que dans leurs livres ou sur leurs lèvres.
Abordons maintenant nos relations avec les autres. Là encore, nous ne pouvons pas vivre sans images, sans étiquettes. Il ne faut pas rêver. Nous sommes contraints d’avoir nos idées, sur notre conjoint, nos enfants, nos paroissiens, nos pasteurs, nos amis, nos ennemis. Nous sommes contraints d’avoir notre album d’images. Tout le problème est de savoir si ces images sont une loi ou une hypothèse de travail ; si les autres y sont enfermés ou si nous leur laissons la possibilité d’en sortir ; si nous leur rendons leur liberté ou si nous les tiendrons ficelés pour mieux adorer nos images. L’homme réel est un homme Imaginatif. Il ne s’agit donc pas de supprimer son stock de photos mais de l’aider à ne pas en être l’esclave.
De plus, la suite du texte montre qu’avant tout, il s’agit de ne pas s’agenouiller devant ces images et de ne pas s’y asservir. Autrement dit, le texte nous demande de rester libres à l’égard de ces images et d’en rester les maîtres. Et ce n’est certainement pas l’image en soi qui est condamnée. C’est l’usage que sans cesse l’homme est tenté d’en faire ; c’est sa relation avec elle qui est et sera toujours difficile.
Nous pouvons ainsi répondre à la question de départ. Il ne faut pas croire que le dessin est une faute par lui-même, que la peinture est une erreur, et que la sculpture est un péché. Là encore, tout est dans la relation de l’artiste à son objet. Si l’artiste a aimé son art sans y croire, sans faire de son oeuvre !e portique obligatoire de la compréhension du monde, s’il garde humour et distance à l’égard de ses oeuvres, cette fois encore il n’y a pas de problème. Mais s’il croit qu’il va ainsi saisir la réalité, et surtout qu’il va en donner aux autres la vraie vision, qu’il va figer l’événement dans l’éternité, alors c’est justement cela que Dieu veut prévenir.
Chacun aura compris que ce point ne vise pas seulement l’art, mais aussi la publicité. En effet, cette dernière, par l’image géante, veut nous imposer une manière de nous raser ou de laver nos vêtements, une manière de manger, de dormir, de nous habiller, ou surtout… de nous déshabiller.
Ce commandement dénonce alors cette publicité totalitaire qui essaie d’avoir la mainmise sur toute notre vie, qui veut nous agenouiller devant elle, nous conditionne et nous transforme en robots. C’est pourquoi de toute manière il faut répéter : « Faisons toujours attention aux images. Notre oeil est notre sens le plus fragile ! » D’ailleurs ce n’est pas pour rien que la Bible nous rappelle à propos du fameux fruit interdit : « Qu’Eve vit que l’arbre était bon… flatteur (souhaitable) pour l’oeil, et désirable. »
F-J. M.
NOTES
1. Cet article est largement inspiré de l’excellent travail d’Alphonse Maillot : Le décalogue (Ed ; Les Bergers et les Mages). Cependant cet auteur ne peut être responsable des coupures, ajouts et transformations que j’ai faits.
2. C’est seulement en Christ qu’est à la fois l’être et sa représentation, le modèle et l’image.