Les Français et la Bible : une relation distante ?
Par Jacques Nussbaumer
Selon l’enquête distante ? d’opinion Ipsos/ABF sur « Les Français et la Bible »1, 37 % des Français possèdent une Bible dans leur foyer. Mais sur ces 37 %, 7,5 % seulement la lisent assez régulièrement. En même temps, les Français en reconnaissent souvent l’intérêt : 46 % estiment que l’intérêt principal de la lecture de la Bible est religieux et spirituel, et 43 % considèrent qu’il est culturel et littéraire ou historique. Que penser de ces chiffres ?
Cette enquête brosse un tableau général du rapport des Français à la Bible, à partir d’un échantillon de 1017 personnes, et il ne faudrait pas tirer plus de conclusions qu’elle ne le permet. Les grandes catégories utilisées pour analyser les réponses peuvent cacher de grandes disparités.
Quelques commentaires pour aller plus loin
- La baisse de la pratique religieuse au sein du catholicisme a pu conduire à un certain désintérêt pour la connaissance religieuse en général, et de la Bible en particulier.
- L’évolution vers un plus grand pluralisme religieux peut avoir incité les catholiques pratiquants à réinvestir les textes fondateurs, encouragés dans ce sens par les recommandations de Vatican II.
Un deuxième élément saillant concerne les différences de génération. Les jeunes de moins de 25 ans sont moins nombreux que les plus de 60 ans à posséder une Bible et à pratiquer une lecture régulière. Par contre, ils sont nettement plus nombreux à voir comme intérêt principal de la lecture de la Bible l’aspect culturel et littéraire ou historique. Jean-Paul WILLAIME, sociologue, directeur d’études à l’EPHE, suggère que les jeunes ont un autre rapport à la Bible, plus décomplexé4. Pour eux, la Bible a plus tendance à pouvoir être considérée hors des convictions religieuses comme un objet de culture ou d’histoire… Il s’agit d’un rapport « sécularisé » au texte biblique : il est à la fois moins important et moins marqué par les convictions religieuses.
Une troisième clé de lecture provient de la différence importante entre les résultats quant à la pratique de lecture de la Bible d’une part, et l’intérêt de la lecture de la Bible d’autre part. À la question « Pour vous, personnellement, quel est le principal intérêt que l’on peut retirer de la lecture de la Bible ? », très peu de Français excluent que la Bible ait un intérêt religieux/spirituel, culturel/littéraire ou historique. La lecture de la Bible a un intérêt…, mais pas au point de la lire ! La formulation de la question pourrait d’ailleurs susciter une illusion : elle porte bien sur l’intérêt potentiel du texte selon les personnes interrogées et non de l’intérêt réel de ces personnes pour le texte.
- D’abord, le repérage de cette référence culturelle nécessite une connaissance préalable. Pour discerner l’héritage biblique dans les maximes ou les expressions françaises, il faut bien le connaître.
- Deuxièmement, qu’est ce qu’une « référence culturelle » ? Il n’est pas évident que tous les Français en aient la même perception ! Pour celui qui s’est intéressé au patrimoine culturel français, il ne peut que constater l’importance des références bibliques dans la peinture ou dans la littérature. Mais il s’agit là de la « culture cultivée », celle qui implique l’acquisition et la transmission d’un capital culturel significatif. L’impact de la Bible est probablement moins repérable dans la « culture populaire » – quoique le cinéma y puise régulièrement son inspiration – et dans les pratiques sociales courantes. Les personnes interrogées ne discernent peut-être plus d’enracinement biblique significatif dans les rites de mariage et de funérailles par exemple.
La Bible relève plus de la « culture cultivée » que de la culture populaire et des références courantes. C’est un aspect de la sécularisation qui est à l’oeuvre. Le père Laurent VILLEMIN, professeur de théologie à l’Institut catholique de Paris, affirme selon un article du Figaro du 28 avril 20085 commentant une étude internationale sur la lecture de la Bible6 : « La France est le pays le plus touché par la disparition du religieux dans l’espace public et, par ricochet, dans l’espace privé. » Il conclut : « Contrairement à beaucoup d’autres pays, le fait religieux n’est pas un fait culturel en France, il est très marginalisé. »
Le mouvement de sécularisation semble d’ailleurs se confirmer dans le temps. Une enquête du CSA datée de 20017 montrait un taux plus élevé de foyers détenant la Bible (42 %, contre 37 % en 2010) et un taux un peu plus faible d’individus affirmant ne jamais la lire (72 % contre 74 %). Il faut enfin noter que cette sécularisation est plus avancée en France que chez ses voisins européens. Une enquête comparative sur la lecture des Écritures dans plusieurs pays en 20088 donne quelques éléments de comparaison avec les grands pays de culture chrétienne. Elle montre que la France figure parmi les pays dont la population est la moins nombreuse à posséder une Bible, à la lire et à en connaître le contenu.
Conclusion
Les résultats de cette enquête sont finalement assez conformes à ce qu’on pouvait en attendre. La sécularisation induit, il est vrai, une connaissance limitée et peu précise de la Bible. Elle conduit aussi à une certaine distance. D’ailleurs, si des échos des grands récits de la Bible restent dans les mémoires, et si les autorités françaises ont choisi d’intégrer les textes fondateurs du christianisme dans les programmes scolaires, le vocabulaire utilisé pour en parler (la notion de mythe, par exemple) comme les outils (issus de la critique biblique) utilisés pour les analyser ne facilitent pas forcément une appropriation du texte comme révélation venant de Dieu et comme Parole de Vérité, dans une culture rationaliste et humaniste qui invite à une lecture tolérante, mais relativement distante.
Pour conclure, la modeste expérience pastorale qui est la mienne me pousse à terminer sur le nécessaire effort de mise à disposition d’un texte accessible. La Bible rejoint la liste des textes très respectés, mais peu lus, car considérés comme difficiles, abstraits9. Il y a donc un enjeu permanent à la rendre plus facilement compréhensible, comme l’ont déjà fait la Société Biblique ou les éditions Excelsis à travers les traductions dites « à équivalence dynamique ». Elles sont utiles pour montrer au plus grand nombre que si la Bible appartient au « patrimoine de l’humanité », son message est résolument actuel et pertinent face aux enjeux de la vie et de la société (post ou hyper) moderne.
J.N.