Calvin : une oeuvre1
Par Jacques Blandenier
Au coeur de la pensée de Calvin
Alors que Luther s’est dressé comme un prophète héroïque face au pouvoir impérial et ecclésiastique, Calvin s’est assis dans sa bibliothèque, pour écrire de savants et pesants ouvrages de théologie… Telle est du moins l’image contrastée qu’on se fait souvent des deux « grands » de la Réforme protestante, et qui explique pourquoi Luther est beaucoup plus populaire que Calvin2.
Or cette image n’est pas seulement exagérée, elle est fausse ! Le Docteur Luther (comme on l’appelait) est aussi un homme d’étude qui a enseigné la théologie et a beaucoup écrit. Quant à Calvin, il a vécu des temps de clandestinité et d’itinérance, en danger de mort, puis, contre son gré, il a renoncé à ses chères études pour s’engager dans la vie d’une Genève turbulente dont il a d’ailleurs été expulsé durant trois ans. Durant toute sa vie, il s’est profondément impliqué dans le drame de ses coreligionnaires français persécutés qu’il a accueillis à Genève et pour lesquels il s’est battu par des interventions au plus haut niveau politique. Quant à son engagement pastoral, il apparaît clairement dans son emploi du temps et son abondante correspondance.
Il est pourtant vrai que le contraste entre le charisme de Luther et celui de Calvin saute aux yeux. Oui, Luther est avant tout un prophète, et Calvin surtout un docteur. Or le Nouveau Testament nous indique clairement que ces deux ministères sont complémentaires et aussi indispensables l’un que l’autre pour une croissance équilibrée de l’Église.
Dieu est Dieu !
Puisque l’année 2009 est celle du 500ème anniversaire de la naissance de Jean Calvin, c’est l’occasion de porter une attention particulière à la cohérence de sa pensée théologique : une architecture dont la pièce maîtresse est le thème de la souveraineté de Dieu. Dieu est Dieu, tout simplement ! Et il faut que l’homme le reconnaisse et le confesse pour pouvoir trouver sa place devant lui et dans sa création. Calvin le dit dès les premières lignes de son catéchisme : « Dieu nous a créés et mis au monde pour être glorifié en nous. Et il est bien raisonnable que, puisqu’il est l’auteur et le principe de notre vie, nous la rapportions toute à sa gloire.
» II n’en demeure pas moins que Calvin a opéré, par rapport à la théologie de son temps, y compris celle de Luther, une révolution copernicienne. L’astronome Copernic a renversé la vision commune qu’on avait du cosmos, démontrant que ce n’est pas le soleil qui tourne autour de la Terre, mais qu’il est le centre autour duquel la Terre tourne. De même pour Calvin, ce n’est pas nous, notre salut ou notre bonheur qui est le point focal de la théologie, mais c’est Dieu reconnu et honoré comme Dieu. Ce n’est pas Dieu qui est là pour nous, mais nous sommes là pour lui. Ce théocentrisme va complètement à contre-courant de notre manière habituelle de concevoir la réalité ! Aujourd’hui plus que jamais, dans notre culture sécularisée.
Plusieurs remarques s’imposent ici. En premier lieu, pour Calvin, la souveraineté de Dieu n’est pas une opinion, une « tendance théologique ». C’est un fait qui a entièrement bouleversé ses projets de vie et l’a jeté dans la tourmente, contrariant son caractère timide et effacé. Calvin écrit dans l’Institution Chrétienne : « Nous ne sommes point nôtres, nous appartenons au Seigneur. Que donc notre raison et volonté ne dominent point en nos conseils et en ce que nous avons à faire. Nous ne sommes point nôtres ; oublions-nous donc nous-mêmes tant qu’il sera possible. Au contraire, nous sommes au Seigneur, que toutes les parties de notre vie soient référées à lui, comme à notre but unique. » Confesser un Dieu souverain, et prétendre en même temps conserver la direction de sa vie serait une grave inconséquence.
De plus, si cette divine autorité concerne la vie du croyant, elle s’étend aussi sur toute la création, en vertu de ce que Calvin appelle la Providence divine.
La toute-puissance de Dieu, fondement de notre liberté
Ensuite, et il faut le dire avec d’autant plus d’insistance que cela ne va pas de soi, cette autorité du Dieu tout-puissant est garante de notre liberté. Car précisément c’est lorsqu’Adam et Ève ont voulu « devenir comme des dieux » qu’ils ont été expulsés du jardin d’Éden et de son harmonie pour être projetés dans un univers hostile, écrasant. Désormais l’être humain est voué à des puissances qui le dominent, de quelque nom qu’on les appelle : hasard, fatalité, démons, esprits des ancêtres, pouvoir d’un clergé détenant la clé du salut – ou, selon le vocabulaire paulinien, principautés, puissances et dominations. C’est ici que la doctrine calvinienne si honnie de la prédestination (ou de l’élection divine) trouve sa véritable portée : elle consiste à reconnaître que notre destinée terrestre et éternelle n’est pas le jouet d’un destin aveugle ni le fruit d’une décision que l’homme, esclave du péché, est incapable de prendre, mais qu’elle est entre les seules mains de Dieu – un Dieu juste, sage et amour. Certes la doctrine de la prédestination est difficile et pose de sérieux problèmes, surtout quand on la pousse dans sa logique ultime pour en faire un système philosophique plutôt qu’une humble et joyeuse confession de foi. Mais l’histoire donne raison à l’interprétation que nous avons esquissée : aux siècles suivant la Réforme, les régions ayant adopté le calvinisme, bien loin de sombrer dans le fatalisme, ont fait un bond en avant dans les domaines économique, intellectuel et social3. Se savoir élu de Dieu donne un sens à la vie, une mission, réhabilite le travail et la prise de responsabilités.
Enfin, et surtout, ce Dieu, dont Calvin confesse l’autorité absolue et la suprématie glorieuse, est un Dieu qui veut faire de l’homme le partenaire d’une alliance. Toute l’histoire du salut est faite d’alliances successives, par le moyen desquelles Dieu prend l’initiative de restaurer sa créature pour qu’elle réintègre sa position initiale faite en image de Dieu et vivant en communion avec Lui.
La grâce seule
Le message du salut par la seule grâce de Dieu est en effet au coeur même de la théologie de Calvin. Il suffit ici de souligner que la pleine suffisance de la grâce en Jésus- Christ (sola gratia) s’articule logiquement avec la doctrine de la souveraineté de Dieu. Car nous n’avons aucune ressource pour marchander avec Dieu, comme s’il était possible d’obtenir quoi que ce soit en échange de ce que nous lui offrons. À la doctrine du salut par la grâce, on a toujours opposé l’argument déjà servi à l’apôtre Paul : « Péchons donc, afin que la grâce abonde ! » Quelle réponse Calvin donne-t-il au reproche d’un christianisme sans conséquence pratique ? Comment envisage-t-il le fondement d’une éthique chrétienne ?
Tout d’abord, le Réformateur n’hésite pas à parler d’obéissance à la loi divine – ce que Luther évite en général de faire, tant il redoute la doctrine des oeuvres méritoires qui l’avait tant angoissé avant sa conversion4. Pour Calvin, si la grâce consiste à retrouver notre statut de créatures à l’image du Créateur, il est normal que notre vie reflète « l’échelle des valeurs » qui est celle de Dieu. Le Dieu de Calvin est le Dieu trinitaire. On n’insistera jamais assez sur l’importance qu’il attribue à l’incarnation et à l’oeuvre expiatoire de Christ. Sa lecture de la Bible est christocentrique autant que théocentrique. Il dit : « Les Écritures doivent être lues avec l’intention d’y trouver Christ. Qui s’écarte de ce but se fatiguera toute sa vie dans l’étude sans jamais parvenir à la connaissance de la vérité. » Dès lors, se contenter d’une grâce à bon marché et sans conséquence sur notre comportement serait insulter le prix de l’amour de Dieu en Christ. Dieu trinitaire… Mais est-il exact que la troisième personne de la Trinité est le parent pauvre du calvinisme ? Du calvinisme, peut-être, mais non de Calvin ! Certes, on reconnaît que la Réforme discerne l’oeuvre de l’Esprit-Saint non seulement dans la rédaction des écrits bibliques, mais aussi dans « le témoignage intérieur » par lequel cet Esprit nous convainc que c’est le Dieu vivant lui-même qui nous parle au travers des pages de la Bible.
Ce qu’on oublie par contre, c’est l’accent que met Calvin sur le rôle du Saint-Esprit dans la sanctification du croyant. Dieu est éternel, infini, tout-puissant : c’est sa transcendance. Mais tout autant, il s’approche par son Saint-Esprit de celui qu’il a purifié par le sang de son Fils afin de le rendre digne d’être une habitation de sa personne divine5. Pour Calvin, le Saint- Esprit, c’est Christ en nous : la sanctification n’est pas une oeuvre complémentaire à la grâce, fournie par la piété et la vertu humaines. Elle est l’oeuvre de Dieu en nous par le Saint-Esprit : la nouvelle naissance est une implantation de la vie divine dans le coeur du croyant. Calvin, c’est vrai, se méfie beaucoup des révélations particulières attribuées au Saint-Esprit, il combat ceux qu’il appelle les « illuminés » ; émotif, il craint les émotions qui font perdre le contrôle de soi, pudique, il parle avec beaucoup de sobriété de ses expériences spirituelles. De là vient sans doute une indéniable austérité du culte calviniste : on peut le regretter, mais il serait erroné de l’interpréter comme une absence de l’Esprit. La crainte d’une perception subjective de l’action du Saint- Esprit a incité Calvin à accentuer le rôle de la Bible, non pas interprétée de façon intellectualiste comme si elle était une lettre morte, mais écoutée comme une Parole agissante – et agissante par l’Esprit, justement : « La Parole de Dieu n’est pas pour nous apprendre à babiller, pour nous rendre éloquents et subtils, mais pour réformer nos vies. »
Que par le Saint-Esprit, cette Parole continue d’être vivante et agissante, pour réformer nos vies et celle de nos Églises !
J.B.