Pour une théologie biblique de la sexualité
par Henri BLOCHER
Sexus, comme « section » et comme « sécateur », vient de secare, « couper » : le terme désigne la différence qui « coupe » en deux l’humanité. Cette disposition divise pour mieux unir, et ce premier paradoxe explique déjà, pour une part, l’embarras des humains lorsqu’il s’agit de penser la différence sexuelle, et de la vivre !
Les progrès de la sexologie contemporaine, qu’il ne faut pas mépriser, même dans sa diffusion vulgarisée, semblent davantage nourrir l’obsession (évidente) que dissiper la confusion (non moins évidente). Il est grand temps de relire la « notice du constructeur », les instructions de la Parole de Dieu sur le masculin et le féminin, sur le sens de leur rapport et sa mise en œuvre plus heureuse.
Le sexe créé
Dès qu’on entre dans l’Ecriture Sainte par son porche d’entrée, dans l’ordre canonique, c’est-à-dire la première « tablette » de la Genèse, on rencontre la clause décisive : « Homme et femme il les créa » (Gn 1.27c), ou, plus littéralement, « Mâle et femelle il les créa ». La première vérité de la différence sexuelle, c’est qu’elle fait partie de la création de Dieu. Ni divine, ni diabolique. Si l’on compare avec ce qu’ont fait du sexe les humains pécheurs, si l’on pense à son exploitation dans tant de cultes, avec la prostitution sacrée, à la coloration érotique de tant de mysticismes, à l’élévation du sexe en valeur suprême comme l’attestent notre cinéma et tant de publications, si l’on pense, à l’inverse, aux puissantes traditions d’ascétisme anti-sexuel, à l’angoisse qui se cache encore à son propos chez de nombreux modernes (et qui se déguise dans la médicalisation de la sexualité), elle est révolutionnaire, la vérité de la Genèse !
Elle libère sobrement de la sacralisation malsaine du sexe comme de son exécration (le mot vient de la même racine). Elle signifie sa bonté essentielle, car tout ce que Dieu a créé est bon (1 Tm 4.4, contre une spiritualité qui rejetait le mariage), en même temps que son inscription, comme pour toute réalité créaturelle, dans l’ordre bienfaisant établi par Dieu.
Genèse 1.27 ne révèle pas seulement le statut créationnel de la sexualité mais encore son importance aux yeux de Dieu. En effet, dans le verset qui définit l’être humain parmi toutes les créatures, « mâle et femelle » est la seule indication qui s’ajoute à la formule capitale, « image de Dieu ». On ne peut pas suivre Karl Barth quand il veut faire de la seconde clause (« mâle et femelle ») l’explication de la première – son interprétation est d’ailleurs plus complexe que les résumés qu’on en donne couramment ; mais il a bien raison de souligner que « la différenciation sexuelle est (…) la seule dans laquelle l’homme soit créé », celles des races, des peuples, ne comptant pas :
Il n’y a aucune différence réelle et aucune relation réelle en dehors de celles qui existent entre un être humain et un autre, et dont la forme la plus primitive et la plus concrète est la différence et la relation entre l’homme et la femme, la femme et l’homme. (…) l’être humain en tant que tel est un (…) et seul de son espèce ; il n’est deux que dans la dualité de son semblable, que dans le couple homme-femme .
Toute l’Ecriture confirme la volonté divine de marquer la distinction – d’où, par exemple, la condamnation sévère du travestissement (Dt 22.5). Il est intéressant que la psychanalyse discerne dans la différenciation des sexes la matrice de toute perception humaine des différences. S’il est loisible de lire l’intention du Créateur dans les faits de la nature, on peut observer un autre indice de l’importance que Dieu a donnée au rapport des sexes : Homo sapiens sapiens est la seule espèce où mâles et femelles soient constamment prêts à l’union (sans périodes restreintes de rut) et, paraît-il, le plaisir de leur conjonction est beaucoup plus intense, un séisme physiologique et sensoriel comme les autres Primates n’en connaissent pas.
L’importance de la sexualité pour la relation se double de son importance dans la constitution de l’individu : elle semble réaliser le noeud de l’âme et du corps, L’Ecriture n’a pas attendu Sigmund Freud pour le suggérer ! Cette pensée permet de suivre la pensée, au premier abord déroutante, de l’apôtre en 1 Corinthiens 6.13-18. Contre les libertins hyper-spirituels de Corinthe, Paul exclut la fréquentation des prostituées. Il réfute d’abord l’assimilation de l’union sexuelle à la satisfaction d’un appétit physique (j’ai soif, je vois un verre d’eau, je le bois ; j’ai envie d’une femme, je la prends) : le corps comme sexué doit être radicalement distingué du système digestif – sa conduite affecte tout autrement la personne, et il a une tout autre destinée (1 Co 6.13s.).
Ayant rappelé le « ils deviendront une seule chair » (v.16), il affirme que les autres péchés sont extérieurs au corps (ektos), alors que la fornication (pornéia, toute union sexuelle illicite) est un péché contre (ou à l’égard de, eis) le propre corps (v.18). Que veut-il dire par ce contraste ? Les péchés de vol, de goinfrerie, etc., n’engagent-ils pas aussi le corps ? Pour ces autres péchés, le corps ne joue le rôle que d’instrument et, dans ce sens, l’acte demeure extérieur à la personne même. Dans l’union sexuelle, au contraire, l’implication du corps entraîne celle de la personne entière ; le corps comme sexué est plus qu’un instrument ou qu’un véhicule, il noue ensemble l’intérieur et l’extérieur ; il est le corps que je suis, et non pas seulement que j’ai, mon corps et non pas seulement un corps.
Cette gloire de la corporalité mienne, suprême dans l’expression sexuelle, la fornication la bafoue : elle traite le corps comme s’il n’était qu’un instrument, disjoint de l’être intérieur, et ce mensonge ne peut empêcher que la personne entière soit marquée, négativement et plus ou moins à son insu. C’est ainsi que le fornicateur pèche contre son propre corps. L’analyse témoigne puissamment de l’importance de la sexualité comme le noeud de la personne.
Gardons-nous, cependant, des excès ! La vérité « mâle et femelle » reste seconde. Son importance passe après celle de la création en image de Dieu. Le récit d’Eden (Gn 2), qui développe, dans un autre langage, l’enseignement sur l’être humain du premier texte, montre bien le couronnement de l’œuvre créatrice dans la formation de la femme, dans l’être-à-deux plutôt que dans la solitude. Mais il porte tout son accent sur la similitude de l’homme et de la femme – et non pas sur leur différence. L’homme reconnaît la communauté de nature, et la parfaite correspondance du vis-à-vis, ‘issâ répondant à « is (Gn 2.23).
Cette relativisation, malgré l’importance, permet la concession de l’apôtre, « II est bien pour l’homme de ne pas toucher de femme toutefois » qui suit aussitôt), et son avis au célibataire, à cause de la nécessité présente (persécution prévue), « Ne cherche pas de femme » (1 Co 7.27s.). Jésus lui-même parle favorablement de ceux « qui se sont rendus eux-mêmes eunuques à cause du règne des cieux » (Mt 19.12) , dans un sens évidemment métaphorique. L’activité sexuelle n’est pas indispensable à l’accomplissement de l’humanité.
Nombreux sont ceux qui exaltent la complémentarité du masculin et du féminin, selon la symétrie du convexe et du concave, quand ce n’est pas la bipolarité cosmique du yin et du yang. Le thème n’est pas à rejeter totalement. Les termes hébreux pour « mâle » et « femelle », zàkàr et neqévâ, le suggèrent sans doute ; quant à l’anatomie différentielle, il serait difficile de le rejeter. Mais il faut relever le peu de place qu’il a dans l’Ecriture. L’enseignement révélé n’enferme pas les hommes et les femmes dans le cercle de la complémentarité sexuelle : elle privilégie le vis-à-vis des personnes, conformément au rang second de la différenciation masculin/féminin elle-même.
Ce qui nous conduit au deuxième volet de notre enquête.
Le sexe « spirituel »
Dire le sexe « spirituel », c’est jouer du paradoxe. N’est-il pas, pour le sens commun, en tout cas en premier lieu, du corps ? 1 Corinthiens 6, comme on l’a vu, n’en fait-il pas le corps le plus corporel, le lieu ou la fonction qui portent au plus haut degré l’essence de la corporalité propre ? Mais, précisément, la corporalité humaine n’est pas celle d’un animal ; l’homme n’est ni ange, ni bête, ni mixte d’ange et de bête ; il est essentiel au corps humain d’être l’expression de l’esprit, fonctionnant dans la symbiose du biologique et du spirituel. Et nulle part cela n’est plus vrai qu’en matière de sexualité, ce noeud de l’extérieur et de l’intérieur.
La sexualité humaine ne relève pas d’abord de l’instinct, mais de la liberté. Quand on analyse le désir, on découvre en sa profondeur le désir de l’autre désir. L’érotisme spiritualise le sexe : l’art ajoute à la nature, c’est une culture qui en fait la richesse. La dimension spirituelle implique aussi la présence de la loi, comme la regrettée France Quéré avait su l’écrire :
La nature, que si longtemps on a meurtrie dans le carcan de lois iniques, réclame cependant elle-même des lois… L’instinct sexuel a besoin de rites, d’interdits, de tabous, et lâchons le mot, de pudeur, pour s’épanouir. (…) A trop posséder et trop vite, la joie est gâchée (…) et l’amour, sans le temps, se réduit à sa composante sexuelle finale, relève de la performance plus que du sentiment ; du jeu, plus que de la volupté. Aux sens bientôt émoussés, il faut des excitants plus forts. L’amour est trop facile pour ne pas sembler fade, banal, anodin .
Réciproquement, on ne peut ignorer que l’amour de l’homme et de la femme qui les emporte à travers ciel, enfante la poésie la plus exquise, affine jusqu’au prodige leur intuition et leur sens esthétique, est aussi affaire d’hormones et de phéromones. C’est la synthèse à tous les niveaux du biologique et du spirituel qui fait humaine la sexualité.
C’est la spiritualité du sexe qui exige l’institution. La conjonction du mâle et de la femelle, si elle est celle de l’homme et de la femme et relève de la liberté, met en jeu la responsabilité. Or le sexe assumé de façon pleinement responsable, c’est le mariage. On peut comprendre l’institution divine du mariage, cette alliance (Ml 2.14, cf. Pr 2.17), comme le moyen d’assurer la pleine spiritualisation, ou humanisation, de la sexualité, l’union des corps exprimant l’union des personnes selon toutes leurs dimensions, économique et juridique comprises. (Si on ne le comprend pas, le commandement de Dieu garde son autorité, mais la foi obéissante ne connaît pas le bonheur de l’intelligence.)
C’est aussi le propre de la spiritualité que de dominer la succession des temps (Ec 3.11), et l’engagement du mariage « jusqu’à ce que la mort nous sépare » représente cet aspect de la spiritualisation du sexe. L’autre façon d’énoncer la même vérité, c’est de proscrire, comme le fait l’Ecriture, toute union sexuelle en dehors du mariage, adultère, prostitution, relations préconjugales… Seule l’union dans le mariage ne pèche pas contre le propre corps mais en accomplit la corporalité humaine.
L’assomption de la sexualité par l’esprit permet de rendre compte de faits d’expérience, sous l’éclairage biblique. Depuis Genèse 3, on sait ce qu’il en est de la liberté humaine : de son aliénation suicidaire procèdent aussi les corruptions et perversions des conduites sexuelles, parmi les plus avilissantes de l’humanité. Sans s’étendre, on observera la précision réaliste des directives bibliques (les lois concernant l’inceste, la bestialité…), et, simultanément, l’absence de ces interdits inspirés par la contre-sexualité, liés au tabou du sexe, que même la tradition des Eglises a longtemps véhiculés ; il est précieux de pouvoir s’en remettre à « l’Ecriture seule ».
Le jeu de la liberté fonde également la possibilité de renoncer à l’union sexuelle, dans l’esprit de Matthieu 19.12, de renoncer à l’exercice plénier de la sexualité. Exercice plénier : parce qu’une autre conséquence de la synthèse bio-spirituelle, c’est une influence du caractère féminin ou masculin dans toutes les démarches de la personne, et toutes ses relations, comme le symbolisent d’ailleurs fort bien le vêtement et la coiffure. Que le cachet de la féminité ou de la virilité s’imprime sur toute la vie sociale, et jusque dans le style intellectuel préféré, ne doit pas être déploré : c’est un charme de la co-humanité, c’est une bénédiction du Créateur.
Le sexe signifiant
Si notre dessin a bien respecté les contours de la réalité créée par Dieu, de quel dessein atteste-t-elle ? Quel est le sens ou la signification de la différenciation sexuelle comme disposition voulue de Dieu ?
« Homme et femme il les créa » a pour première conséquence qu’aucun individu ne peut prétendre enclore en lui-même toute l’humanité. Etre homme, c’est être pour la femme, et réciproquement ; le sexe inscrit dans la chair la destination à l’autre personne ; il appelle à la relation, et comme constitutive de soi. En contradiction avec le mythe menteur de l’androgyne (l’individu qui réunit les deux sexes, auto-suffisant), la différence sexuelle proclame ce que certains ont appelé la structure « excentrique » de la personne : mon « centre » se trouve hors de moi, en l’autre.
Le rapport de l’homme et de la femme sert si souvent, dans toute l’Ecriture, de parabole de la relation entre le Seigneur et son peuple que la question surgit, irrépressible : ce que nous venons de dire pour l’homme et la femme l’un par rapport à l’autre vaudrait-il également de Dieu et de l’humanité ? La réponse n’est pas douteuse . S’il n’est pas bon que l’homme soit seul, sans la femme, il n’est pas bon que l’humanité soit seule, sans Dieu (reconnu) dans l’univers ! Et Dieu lui-même n’a pas jugé bon de se contenter de son éternelle béatitude et de la communion des Trois Personnes : il s’est formé une épouse terrestre (et il se l’est re-formée après qu’elle s’est avilie, il l’a tirée de son côté transpercé…). La dualité du masculin et du féminin a pour sens d’annoncer la destination de l’humain à l’alliance de l’Autre ; au plan de la vie terrestre, elle prépare les hommes et les femmes à cet accomplissement « ex-centré ».
A cette lumière, les perversions, elles aussi, révèlent leur signification désastreuse. C’est en particulier le cas de l’homosexualité, comme l’apôtre le fait entendre en Romains 1.23-27, en la liant à l’idolâtrie . Le refus de l’autre sexe sert et reflète le refus de l’Autre, Dieu. Le désir fait pour l’Autre/autre est rabattu sur le Même (homo : la créature pour la créature, le mâle pour le mâle…). L’inceste ou la bestialité reflètent pareillement l’avilissement auto-destructeur de l’idolâtrie.
L’homosexualité est évidemment privée de la bénédiction que le Créateur ajoute à la relation de l’homme et de la femme : la fécondité. Le thème n’a pas été mentionné plus haut, parce qu’il convenait pour la note finale. La différenciation sexuelle est certainement ordonnée à la reproduction et perpétuation de l’espèce (comme déjà chez les animaux supérieurs) – ce qu’il faut mettre en valeur, cependant, c’est l’humanisation de ce fonctionnement. Celle-ci n’implique pas seulement, exigée par la « néoténie » humaine, la longue éducation et l’institution de la famille. Elle inclut le mystère d’une collaboration avec Dieu pour que soient des êtres faits en son image, pour sa communion, à l’éternelle destinée : d’où l’émerveillement d’Eve en Genèse 4.1 : « J’ai produit un homme avec le SEIGNEUR » (NBS ; j’estimerais littérale la traduction « J’ai procréé un homme avec YHWH »).
Bénédiction de la sexualité ! Et elle aussi a valeur de parabole, car la fécondité ne manque pas à l’alliance, au mariage, du Seigneur avec son Epouse, l’Eglise, l’humanité re-formée issue de son côté transpercé !
H.B.