Jésus seul…
par Norbert LAFFIN
Non, Jésus ne fut pas un solitaire. Lorsque nous ouvrons le Nouveau Testament, nous nous rendons vite compte que son personnage principal tient assez peu d’un ermite vivant retiré du monde dans quelque lieu sauvage. Jésus de Nazareth ne craint ni la foule ni les festivités bruyantes du monde oriental.
On le voit mêlé à la vie de tous les jours, partageant les joies et les peines de ses contemporains. Souvent c’est lui qui prend l’initiative pour entrer en relation avec une personne. Sa mission n’est elle pas « de chercher à amener au salut ce qui était perdu » (Lc 19.10)1 ? Pas étonnant de le voir alors entouré de gens désireux de l’écouter ou de recevoir quelque bienfait de sa part.
Cependant, les quatre évangiles ne cachent pas le fait que Jésus a connu la solitude au cours de sa vie terrestre. Il ne pouvait en être autrement. Le Fils de Dieu avait entièrement endossé notre humanité. Se sentir profondément seul a d’autant plus pesé à celui qui devait rétablir la relation rompue entre le Créateur et sa créature, créée en vis-à-vis. Qui d’autre, si ce n’est lui, a vraiment connu le poids de la solitude ? « Il était méprisé, abandonné des hommes, un homme de douleur, habitué à la souffrance » (Es 53.3). Serait-ce exagéré de voir dans cette solitude une véritable caractéristique de sa souffrance ?
Jésus souffre la solitude
Ce n’est pas par hasard que Jésus, après son baptême par Jean, se retrouve dans la solitude du désert. (Mt 4.1, Mc 1.12, Lc 4.1) Pour y affronter le tentateur. Seul. Quelle épreuve, longue de 40 jours et 40 nuits ! Sans nourriture, mais aussi sans présence humaine, réconfortante, à ses côtés. En effet, qui parmi les hommes lui serait d’une aide dans de telles circonstances ? Mais le Christ, l’Envoyé de Dieu, doit accomplir ce dont nul humain n’est capable. Le « nouvel Adam » (Rm 5.19) va réussir ce test. Seul il remportera la victoire sur Satan.
Or, Jésus ne restera pas seul. Sans tarder, il va choisir des compagnons de route, ses disciples. Ils vont le suivre partout. Ce sont eux qu’il enseigne, c’est avec eux qu’il partagera « les secrets du royaume de Dieu » (Mc 4.11). Toutefois, l’échange avec eux reste limité. Combien souffre-t-il de leurs lenteurs et de leur incompréhension ! « Eh quoi,… , vous aussi, vous ne comprenez pas ? », « Vous n’avez donc pas encore compris ? », « … après tout le temps que j’ai passé avec vous, tu ne me connais pas encore,..! »2
Ce profond décalage va encore s’accentuer à mesure qu’ils approchent de Jérusalem pour sa dernière épreuve ; la grande mission de sa passion. A plusieurs reprises, Jésus les prévient et les prépare à cette issue terrifiante. Mais les disciples ne saisissent pas. Dans l’angoisse extrême de la veille du supplice, même les plus proches de ses amis n’arrivent pas à tenir à ses côtés. Ils s’endorment. Finalement, tous l’abandonnent. Trahi par un des siens, renié par un autre qui lui avait pourtant juré fidélité peu avant, il se trouve seul face à ses ennemis.
Que de fausses accusations, que de moqueries de la part des chefs, des soldats romains, d’une foule déchaînée… de son peuple. De ceux qu’il est venu réconcilier avec le Père ! Y a-t-il jamais eu de solitude semblable à la sienne ? Seul il souffre une mort atroce, lui « un seul pour le peuple » (Jn 11.50). Se trouve-t-il de surcroît « abandonné du Père » comme nous le chantons avec émotion3 ?
Jésus supporte la solitude
De nombreuses affirmations dans la bouche de Jésus vont plutôt dans le sens opposé :
« Vous me laisserez seul. Mais je ne suis pas seul, puisque le Père est avec moi » rassure-t-il ses disciples avant de les quitter (Jn 16.32). Déjà en Jn 8.29 il insiste : « Oui, celui qui m’a envoyé est avec moi : il ne m’a pas laissé seul, car je fais toujours ce qui lui est agréable. » L’amour et la communion sans faille entre Père et Fils auraient-ils souffert du fait de son abaissement, ne fût-ce qu’un instant, sur la croix ? Certes, le poids du péché de l’humanité réuni sur lui, le Juste ; celui de la juste colère de Dieu, l’ont affecté « avec une sensibilité suprêmement affinée. »4 Jusqu’à lui arracher le cri déchirant : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt 27.46, Mc 15.34).
Henri Blocher rappelle plus loin que « Dieu était en Christ, réconciliant le monde… » (2 Co 5.19) ; c’est « par l’Esprit éternel » que le Christ s’offrait (He 9.14) et que « quelques instants plus tard, il remettait son esprit entre les mains du Père (Lc 23.46) ». Aussi certain est-il qu’il a dû terriblement ressentir cette charge aussi sûrement il n’a pas cédé au doute, au désespoir, à l’amertume ou à la révolte. Non, il a tenu bon jusqu’au bout, il a supporté l’expérience « en son âme d’homme »5 de cette ultime souffrance, parce que le Père l’a soutenu. Abandonné, oui, mais pas de Dieu ! Faut-il rappeler que les paroles de Jésus proviennent d’un psaume dit « de confiance » qui se termine sur la certitude de l’exaucement (Ps 22) ?
L’autre prière « messianique » (la plus citée dans le Nouveau Testament après le Ps 22), le Psaume 69, appuie notre conviction. La solitude du Messie y est dépeinte avec de vives couleurs. Son entière confiance en l’Eternel ne l’est pas moins : S’il est dépassé par le nombre des accusations sans fondement, il se sait connu et compris par Dieu (v.5-6). Certes, il est « devenu étranger, un inconnu » pour les membres de sa propre famille (v.9) – autre facette de la solitude de Jésus mentionnée dans les évangiles (Mc 3.21, Jn 7.5,10). Mais il trouve dans « l’immense amour », dans la « fidélité » de son Dieu la consolation et la force d’accepter sa charge de « serviteur » qui porte les insultes des hommes contre Dieu (Ps 69.14,18, 8, 10). La louange et la certitude de l’exaucement closent également ce chapitre.
Le dernier combat de Jésus sur la croix rejoint ainsi le premier « au désert » où Jésus se révèle plus fort que l’Adversaire puisque « rempli de l’Esprit Saint » (Lc 4.1). C’est cette communion ininterrompue au sein de la trinité qui a assuré la victoire…
Jésus choisit la solitude
Souvenons-nous enfin que Jésus n’a pas subi ce chemin solitaire malgré lui. Son expérience douloureuse ne l’a pas empêché de l’accueillir pleinement. « A présent, je suis troublé » dit-il en Jean 12.27. « Que dirai-je ? Père, sauve-moi de cette heure ? Mais c’est précisément pour l’affronter que je suis venu jusqu’à cette heure ! Père, manifeste ta gloire. »
Venu pour accomplir la volonté du Père (Ps 40.8-9), Jésus a accepté de plein gré sa condition d’homme (et d’homme non marié en plus !), habitué… à la solitude. Sachant clairement ce qui l’attendait, il n’a pas rechigné devant un tel chemin. Qu’il en soit loué ! Ainsi « le grain de blé » n’est pas resté seul, « un grain unique », mais « il a porté du fruit en abondance » (Jn 12.24) !
Avant de conclure, n’oublions pas un dernier trait important. Il s’agit de la solitude délibérément choisie. Jésus s’est lui-même mis « à l’écart » à maintes reprises. C’est surtout l’évangéliste Luc qui nous rapporte ces moments particuliers souvent associés à la prière. A l’aube d’une journée chargée (Lc 4.42), pendant « toute la nuit » (6.12) avant le choix des douze disciples ou encore pour échapper aux (trop) nombreuses sollicitations (5.16) et à la pression malsaine de la foule (Jn 6.15, Mt 14.22-23) … Jésus cherche résolument à être seul. Non pas pour faire « le vide », il désire que sa solitude soit « habitée » par la présence du Père céleste. Au détriment de la compagnie humaine qu’il pourra d’autant mieux servir par la suite. N’est-ce pas à cette pratique que le Maître invitera ses disciples dans ses paroles sur la prière (Mt 6.6) ?
Le jeune théologien Dietrich Bonhoeffer6 résume son vécu au sein du séminaire de l’Eglise confessante en Poméranie : « Que celui qui ne sait pas être seul se garde de la vie communautaire … Mais l’inverse est aussi vrai : que celui qui ne sait pas vivre en communauté se garde de la solitude »7.
Quelles leçons tirons-nous de l’exemple et de l’enseignement de Jésus ? S’il y a une solitude « unique » que le Sauveur a portée « une fois pour toutes » (Hé 7.27) à notre place, il reste des traces que nous sommes appelés à suivre …
NOTES
1. Pour toutes les citations bibliques nous utilisons la Bible du Semeur Texte copyright ©2000, Société Biblique Internationale, tous droits réservés.
2. Mt l5.16 ; Mt l6.9 ; Jn l4.9
3. Recueil « A toi la gloire », N°119
4. La Doctrine du Christ, Henri BLOCHER, 2002, Edifac, Vaux-sur-Seine, p. 201
5. Ibid, p. 201
6. Né il y a 100 ans, et exécuté par les SS quelques semaines avant la capitulation de l’Allemagne nazie en 1945 à cause de son implication dans la résistance active.
7. De la vie communautaire, Dietrich Bonhoeffer, 1983, Labor et Fides, Genève, p. 75-76