L’étude de ce thème nous projette dans un univers totalement différent de l’humanisme ambiant, méconnaissant non seulement la souveraineté de Dieu, mais même son existence. L’homme est de plus en plus la mesure de toutes choses. Luc Ferry, par exemple, avait bien perçu cette orientation de l’histoire de l’humanité : il parle de l’humanisation du divin et de la divinisation de l’humain1. En ce XXIe siècle, les propos de Paul aux Corinthiens ont toujours autant de poids (sinon plus !) : « L’homme livré à lui-même (psuchikos) ne reçoit pas ce qui vient de l’Esprit de Dieu; à ses yeux, c’est «pure folie» et il est incapable de le comprendre, car seul l’Esprit de Dieu permet d’en juger » (1 Co 2.14).
Pourtant, la Bible nous révèle clairement – au moins à celui qui accepte de se laisser éclairer par l’Esprit – un Dieu qui règne avec puissance, au dessus de tout.
Ces descriptions de Dieu laissent peu de place à la liberté humaine, surtout si nous prenons en compte les affirmations encore plus surprenantes qui suivent.
Prédestination
Avant de souligner plus précisément la responsabilité du chrétien dans la deuxième partie de son Épître aux Éphésiens, Paul commence par une affirmation catégorique de la souveraineté de Dieu. Le Seigneur est au contrôle de l’histoire, rien ne lui échappe, même pas notre destinée éternelle. Tout, finalement, s’accomplit selon « le bon plaisir de sa volonté » : «
En Jésus, Dieu nous a élus avant la fondation du monde, pour que nous soyons saints et irrépréhensibles devant lui, nous ayant prédestinés dans son amour à être ses enfants d’adoption par Jésus- Christ, selon le bon plaisir de sa volonté. » (Ep 1.4-6) Paul le redit un peu plus loin : «
En lui, nous avons aussi reçu notre part d’héritage, nous qui avons été destinés d’avance, selon le projet de celui qui opère en tout selon les décisions de sa volonté. » (Ep 1.11, NBS)
Dans les Actes, nous trouvons des confirmations à cette doctrine : « Ceux qui étaient destinés à la vie éternelle crurent. » (Ac 13.482).
Jésus souligne à plusieurs reprises cette dimension de la souveraineté de Dieu : « Toutes choses m’ont été données par mon Père, et personne ne connaît le Fils, si ce n’est le Père ; personne non plus ne connaît le Père, si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler » (Mt 11.27).
Paul va jusqu’à envisager aussi une forme de prédestination pour ceux qui refusent le salut : « Le potier n’a-t-il pas le droit, à partir du même bloc d’argile, de fabriquer un pot d’usage noble et un autre pour l’usage courant ? Et qu’as-tu à redire si Dieu a voulu montrer sa colère et faire connaître sa puissance en supportant avec une immense patience ceux qui étaient les objets de sa colère, tout prêts pour la destruction ? » (Rm 9.21-22).
Dans les siècles passés, des polémiques sans fin ont surgi dans l’effort de conciliation entre la souveraineté de Dieu et la part de liberté humaine. Peu de théologiens, dans l’Histoire, ont essayé de traiter de front, avec l’ensemble des données bibliques, ce thème délicat.
Augustin l’a fait3. Calvin reprend nombre de ses arguments dans son Institution chrétienne, notamment au livre III : « C’est pourquoi, il n’y a pas de doute que les volontés des hommes ne peuvent résister à celle de Dieu – qui fait tout ce qu’il veut au ciel et sur la terre et qui même a fait ce qui est à venir – vu qu’il fait ce que bon lui semble des volontés des hommes… Il tient les coeurs au-dedans, il les pousse et les tire par leurs volontés qu’il a formées en eux »4.
Pour Calvin, l’enseignement biblique de la prédestination « anéantit tous les moyens que tous les hommes imaginent avoir en eux-mêmes pour être élus »5. Ces vérités sont source de repos pour le croyant et source de louange au Dieu infiniment sage et souverain. Loin d’endormir le croyant, elles devraient au contraire l’encourager dans sa reconnaissance envers Dieu et son désir de le glorifier : « Peu de doctrines théologiques ont eu autant de force créatrice que la prédestination » écrit André Dumas dans l’Encyclopédie Universalis6.
Regardons à présent plusieurs textes bibliques qui appuient paradoxalement l’autre face de la médaille.
Liberté humaine
Si nous prenons l’exemple de Judas, nous voyons les deux aspects de ces vérités : « Le Fils de l’homme s’en va, selon ce qui est écrit de lui. Mais malheur à l’homme par qui le Fils de l’homme est livré ! Mieux vaudrait pour cet homme qu’il ne fût pas né » (Mt 26.24). Dans ce récit, la souveraineté de Dieu est manifeste – « selon ce qui est écrit » – et pourtant la responsabilité de Judas est soulignée tout autant par Jésus. Si, derrière le choix de Judas, il n’y avait qu’un fatalisme ou une simple décision de Dieu, Jésus n’appuierait pas si clairement la faute de Judas.
Pratiquement toutes les pages de la Bible attestent l’importance du choix humain, de sa volonté, de sa foi personnelle. Le salut par exemple est annoncé par Jésus avec les conditions de repentance, de foi, d’écoute attentive de sa parole7. Ces appels n’auraient aucun sens si l’homme n’était qu’une marionnette entre les mains de Dieu. L’urgence de la conversion et les appels récurrents à marcher dans la sainteté et l’obéissance à Dieu martèlent la part de « responsabilité humaine » tout au long des exhortations bibliques.
Alors, comment concilier ces deux vérités ?
On peut dire que ces deux vérités sont sur deux plans différents. L’un est éternel, absolu, l’autre est humain, « terre-à-terre ». Si dans notre logique limitée, nous n’arrivons pas à concilier ces deux plans, il nous faut accepter ces deux réalités comme complémentaires dans la logique divine.
Même si cela nous semble déroutant, Paul place ces deux plans dans une même exhortation aux Philippiens :
« Ainsi, mes bien-aimés, comme vous avez toujours obéi…, mettez en oeuvre votre salut avec crainte et tremblement. Car c’est Dieu qui opère en vous le vouloir et le faire pour son bon plaisir. » (Ph 2.12-13, NBS).
Notre responsabilité à obéir et à mettre en oeuvre notre salut dans une attitude de profond respect envers Dieu est évidente dans ce texte. Paradoxalement l’action souveraine du Seigneur est aussitôt soulignée. Dieu est capable d’agir au plus profond de nos désirs et motivations pour accomplir son bon plaisir.
Auguste Lecerf disait que nous devons avoir une si haute opinion de la souveraineté de Dieu qu’il nous faut le croire capable de nous faire accomplir librement, ce qu’il a décidé souverainement8. Ce paradoxe s’éclaire partiellement lorsque que nous considérons notre création à l’image de Dieu, à sa ressemblance, ce qui implique nécessairement une certaine liberté.
Henri Blocher souligne la réalité de la liberté humaine dans la Souveraineté de Dieu : « Le Seigneur me fait libre devant Lui ; il protège et garantit la réalité de ma décision, en la suscitant lui-même et en dosant parfaitement les pressions du dehors sur le vouloir pour qu’elles ne l’écrasent ni ne l’étouffent… Le Dieu qui nous est «plus intérieur que le plus intime de nous-mêmes» (Augustin), est capable, avec un tact infini, de susciter en nous le vouloir et le faire sans léser notre liberté : en nous faisant libres ! »9
Conclusion
La logique humaine ne pourra jamais concilier les deux aspects précédents. Néanmoins, le chrétien préoccupé de la gloire de Dieu reconnaît dans la souveraineté divine, dans ses décrets éternels et dans le bon plaisir de sa volonté, une sagesse infinie provenant d’un Dieu d’amour : « C’est de lui, par lui, et pour lui que sont toutes choses. À lui la gloire dans tous les siècles ! » (Rm 11.36)
En même temps, cette révélation n’encourage en aucun cas le laxisme et un esprit fataliste. La compréhension de la souveraineté de Dieu devient au contraire un moteur à la recherche plus ardente de sa volonté et de sa gloire dans notre vie quotidienne.
R.K.
NOTES
1. Luc Ferry, L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, Éditions Grasset, 1996. On peut aussi lire avec profit l’oeuvre du philosophe chrétien Jean Brun montrant ce chemin de divinisation croissante de l’humain.
2. Le thème a déjà été traité en partie dans notre revue, notamment par Jean-Pierre Bory, « Libre ou prédestiné », Servir, 1993, n°4 (accessible sur le site caef.net) ; Jean-Paul Rempp, « Élection et évangélisation », Servir, 2007, n°5 ; et un développement de cet article dans ce numéro-ci par le même auteur.
3. Voir aussi l’action de Dieu qui précède les conversions en Actes 11.18 ; 16.14 ; 18.27.
4. Voir Le Survol de la grâce dans cette même revue en 3/2001 (accessible aussi sur Internet) www.caef.net/
5. Calvin, L’institution chrétienne, L.III, chap. 23, § 14. Calvin reprend en fait l’argumentation d’Augustin, De la correction et de la grâce, ch. 14.43- 45
6. Calvin, Ibid, L. III, chap. 22, § 2.
7. Article « Prédestination », Encyclopédie Universalis 2006.
8. Voir par exemple Marc 1.15 ; Jean 5.24…
9. Voir l’article de Jean-Pierre Bory, « Libre ou prédestiné », Servir, 1993, n°4 10 Henri BLOCHER, « Souveraineté de Dieu et décision humaine », Ichthus Octobre-Novembre 1977 N° 71, pp. 2-9